Gestion des polarités
Savoir naviguer dans la complexité est un concept aujourd'hui répandu dans les discours de gestion. Les organisations doivent se montrer flexibles et s'adapter, tout en conservant la stabilité nécessaire pour assurer la survie à long terme. Les leaders, pour voir leur organisation se démarquer, doivent donc savoir gérer dans un monde où différentes réalités s'entremêlent, où les facteurs de développement s'influencent et se contredisent. C'est bien là l'une des tâches les plus laborieuses du gestionnaire : avancer à la poursuite de buts souvent contradictoires. En effet, le gestionnaire ne doit-il pas assurer la productivité de l'organisation, tout en assurant le bien-être des personnes qui y travaillent? N'est-il pas responsable de réduire les coûts, tout en augmentant la qualité? Ne doit-il pas donner des directives claires à son équipe, tout en sachant se montrer flexible et ouvert?
Un des facteurs qui rendent la gestion de ces contradictions d'autant plus ardue est le fait que notre culture nous a enseigné à percevoir les situations difficiles comme étant des problèmes à résoudre, c'est-à-dire des problèmes pour lesquels on doit trouver des solutions. Or, les gestionnaires expérimentés savent que cette perception est erronée : certains problèmes ne pourront jamais être résolus, et nous ne pouvons qu'apprendre à danser entre deux contradictions. C'est ce que nous appelons la gestion des polarités (Polarity Management, Dr Barry Johnson, 1992).
Par exemple, prenons un gestionnaire qui fait face à une équipe démotivée et qui est persuadé de la synergie productive qui naît du travail d'équipe; il choisit de mettre toute son énergie à développer une équipe solide en favorisant les rencontres, en clarifiant les objectifs communs et en s'assurant de voir se développer cohésion et soutien mutuel entre les membres de son équipe. Pour lui, l'équipe est LA solution pour performer. Or, en mettant tellement d'accent sur le développement de l'équipe, il voit aussi apparaître certains aspects négatifs : une grande conformité, les besoins personnels des membres de l'équipe sont négligés, de trop longues réunions, de longues prises de décision, etc. Face à ce « problème », il voit l'importance de mettre l'accent sur chacun des individus de son équipe en valorisant leur apport respectif. En effet, mettre l'accent sur l'individu apportera un sentiment de liberté individuelle et favorisera la créativité, la prise d'initiatives individuelles, l'esprit d'entrepreneuriat, etc. Aurait-il trouvé la solution? Pas tout à fait puisque l'accent mis sur les individus amène aussi son lot d'effets négatifs : sentiment d'être isolé, sentiment d'être en compétition, buts et directions variés, discours égoïstes, etc. N'est-ce pas là un retour au « problème » de départ?
Ainsi, comme l'image ci-après le démontre, chacun des pôles d'une polarité compte des aspects positifs et négatifs. Lorsque nous ressentons les effets négatifs d'un pôle, le réflexe est de percevoir le pôle opposé comme étant la solution. Pourtant, nous savons tous que la question n'est pas de choisir entre l'équipe et l'individu, mais bien de trouver comment optimiser les effets bénéfiques des deux pôles.
Ainsi, lorsqu'un leader ou une organisation sont en mesure de percevoir la polarité plutôt que le problème à résoudre, ils peuvent prédire les effets positifs et négatifs des deux pôles et utiliser l'énergie créée par la tension entre les deux pôles pour prédire sur lequel des pôles mettre l'accent, sans toutefois négliger l'autre.
Comment? Il s'agit d'abord d'accepter que le mouvement sera perpétuel. Voyons l'image suivante. Certaines personnes y voient d'abord un cheval, alors que d'autres perçoivent d'abord la grenouille. Or, l'image est constituée des deux. Lorsqu'une personne réussit à voir autant le cheval que la grenouille, elle ne voit pas les deux simultanément puisqu'elle doit changer son focus pour passer d'un animal à l'autre. Ainsi, la gestion des polarités implique un changement de focus : dès que les effets négatifs d'un pôle se font sentir, il faudra mettre l'accent sur l'autre. Ainsi, le mouvement entre les deux pôles se transforme en une danse où l'on passe de l'un à l'autre à l'infini!
De plus, en sachant identifier les polarités, les gestionnaires peuvent plus facilement comprendre les comportements dits « résistants » face aux changements et mieux gérer des changements efficaces et durables. En effet, lors de l'implantation de changement, nous faisons souvent face à une dynamique où deux points de vue opposés se confrontent. Par exemple, face à une trop grande conformité et à de trop longues réunions, des membres d'une équipe souhaitent mettre en place des changements qui permettront de plus grandes prises d'initiative et une plus grande créativité. Ils réclament et luttent pour que l'accent soit mis sur l'individu afin de bénéficier de ses aspects positifs et d'éviter les effets négatifs du pôle « équipe ». Ils militent donc pour le changement. Or, d'autres membres de l'équipe, dont la perspective sur la situation diffère, craignent qu'en mettant l'accent sur l'individu, des sentiments de compétition et d'isolement apparaissent. Ils craignent les aspects négatifs du changement et continuent à percevoir les effets positifs de mettre l'accent sur l'équipe. Ceux-ci tentent donc de conserver la situation telle quelle. Qui a tort? Qui a raison?
En fait, les deux points de vue opposés sont tout aussi valables et vrais l'un que l'autre; le problème pourtant est que les deux offrent une compréhension incomplète de la situation, comme si les uns voyaient la grenouille alors que les autres voyaient le cheval. Ainsi, un gestionnaire averti, face à un changement qui polarise les membres de son équipe, tâchera de changer plusieurs fois son focus pour comprendre la réalité dans son ensemble. Plutôt que de percevoir les membres de l'équipe qui cherchent à conserver le statu quo comme étant « résistants », il tentera de voir la situation depuis leur point de vue. Ainsi, il pourra prévoir les effets négatifs d'un changement qui met l'accent sur le pôle opposé. Plutôt que de percevoir ceux qui militent pour le changement comme étant « éternellement insatisfaits », il verra depuis leur point de vue les aspects positifs qu'offre le pôle opposé et comprendra les effets négatifs du présent pôle.
Ainsi, la gestion des polarités peut être un outil puissant qui, lorsque utilisé dans le bon contexte, permet d'identifier les effets positifs et négatifs de deux pôles d'un paradoxe. Les gestionnaires et les spécialistes du développement organisationnel et des ressources humaines évitent ainsi de perdre du temps et l'énergie à tenter de résoudre des problèmes qui n'en sont pas. Ils peuvent mieux analyser les situations complexes et les conflits et prévoir leur mouvement, comprendre les résistances lors de conflits et de changements pour mieux les gérer et créer des plans d'action qui tirent profit de l'énergie et du mouvement créés par des valeurs et des idées opposées.